Marché public informatique et droits de propriété intellectuelle.
1. Les candidats à un appel d’offres ont la possibilité de contester en référé la procédure qui n’aurait pas été régulière.
Le « référé précontractuel », qui est une procédure efficace et surtout rapide, répondant en cela au rythme des affaires, permet à une entreprise de faire contrôler la procédure de passation, à laquelle elle a échoué, par le juge (administratif s’il s’agit d’un contrat public ou judiciaire s’il s’agit d’un contrat de droit privé passé en application de l’ordonnance du 6 juin 2005).
Cependant, pour mettre en oeuvre efficacement une telle procédure, encore faut-il que l’entreprise soit dans une situation irréprochable, tant au stade de sa candidature que de son offre.
En effet, ainsi que vient encore de le rappeler le Conseil d’Etat, si la candidature ou l’offre de l’entreprise n’est pas conforme, elle n’est in fine pas susceptible de remporter le marché. L’entreprise n’est, dans ce cas, pas affectée par une éventuelle irrégularité commise, sauf, naturellement s’il existe un lien entre l’irrégularité et le rejet de l’offre (ou, au stade amont, de la candidature).
Le Conseil d’Etat résume ainsi cette règle : « un candidat dont la candidature ou l’offre est irrégulière n’est pas susceptible d’être lésé par les manquements qu’il invoque sauf si cette irrégularité est le résultat du manquement qu’il dénonce » (CE, 2 octobre 2013, Département du Lot et Garonne, req. n° 368900).
Il importe donc pour l’entreprise, avant de se lancer dans une éventuelle contestation d’un appel d’offres, d’abord d’identifier les irrégularités présagées, et de vérifier si elles sont intrinsèques à la procédure et/ou qu’elles affectent directement sa situation, puis ensuite de s’assurer que sa propre candidature et son offre sont, elles-mêmes, exemptes de critiques.
2. Dans l’affaire examinée (CE, 2 octobre 2013, Département du Lot et Garonne, req. n° 368900), une société avait contesté l’attribution à l’un de ses concurrents d’un marché public portant sur la création d’une application numérique mobile de découverte du patrimoine et bâti du département.
Si elle a obtenu gain de cause en première instance, le Conseil d’Etat est venu rectifier la situation après avoir constaté que l’offre de l’entreprise requérante n’était pas conforme aux prescriptions des documents de la consultation.
Il ressort de la décision du Conseil d’Etat que le juge de première instance avait retenu la circonstance que la société requérante avait vu son offre analysée et classée lors de la procédure d’appel d’offres. Il en avait visiblement déduit (la décision n’expliquant pas en détail la situation) que l’offre de la société requérante devait être considérée recevable.
Le Conseil d’Etat rappelle cependant que l’article 53-III CMP impose à l’acheteur public d’éliminer une offre irrégulière (c’est à dire une offre non conforme aux documents de la consultation). On notera à cet égard et par incident que le Conseil d’Etat précise que cette règle s’applique à toutes les procédures (formalisées et adaptées).
Le Conseil d’Etat précise que la circonstance que l’acheteur public ait analysé et classé l’offre d’une entreprise n’« efface » pas sa non-conformité et donc son irrégularité.
Ce n’est donc pas parce que l’acheteur public n’a pas identifié cette non-conformité (qu’il l’ait décelé ou non en cours de procédure) et qu’il n’a pas éliminé l’offre irrégulière qu’elle pourrait être prise en compte a posteriori.
Le Conseil d’Etat juge donc que le juge de première instance a commis une erreur de droit et il annule sa décision.
Indépendamment des circonstances précises de cette affaire dont il ressort probablement que les faits appréciés par le juge de première instance n’étaient pas aussi clairs et évidents que le laisse penser l’arrêt du Conseil d’Etat (pouvant expliquer que la non-conformité n’ait été prise en compte ni par l’acheteur public ni par le juge de première instance), il demeure que les entreprises doivent être très vigilantes sur la conformité de leur offre au cahier des charges de la consultation.
En effet, une offre irrégulière doit être éliminée par l’acheteur public en application de l’article 53-III CMP, quelle que soit la procédure mise en oeuvre (formalisée ou MAPA). Si elle ne l’a pas été par l’acheteur, elle devra l’être par le juge en cas de contentieux.
3. En l’espèce, il ressort de la décision du Conseil d’Etat que le Département du Lot et Garonne avait requis dans les documents de la consultation la cession, à titre exclusif, des droits de propriété intellectuelle attachés à l’application (informatique) objet du marché.
Apparemment, la société requérante n’avait pas respecté cette obligation dans son offre : le Conseil d’Etat en déduit donc que son offre était irrégulière.
La société ne pouvait donc pas prétendre à obtenir ce marché et, partant, elle n’était donc pas légitime à contester la procédure en référé précontractuel. (Ce qui implique en théorie, en conséquence, que le marché a finalement dû être attribué à la société qui a remporté l’appel d’offres initial).
4. Il ressort également de la décision que la société requérante avait contesté le fait que l’acheteur public ait choisi la cession à titre exclusif des droits de propriété intellectuelle.
Cette contestation, tirée du droit de la propriété intellectuelle, a semble-t-il été déployé en deux points [1].
4-1. Elle portait d’abord sur une incompatibilité entre la cession, à titre exclusif, des droits et le principe de libre accès à la commande publique (pt 9).
Le Conseil d’Etat répond que le fait d’imposer une cession à titre exclusif des droits de propriété intellectuelle sur l’application à créer n’emporterait, en soi, aucune contrainte technique qui serait contraire au principe de libre accès à la commande publique.
Il précise que ce choix n’a pas exclu les entreprises qui auraient développé l’application objet du marché à partir de logiciels libres, dès lors que c’est l’application (on suppose ad hoc) elle-même qui est l’objet de la cession des droits de propriété intellectuelle (cf. pt 9 de la décision) – et non ce à partir de quoi aurait été créée cette application.
Cette réponse (en l’état limitée aux détails donnés par la décision) suscite cependant quelques interrogations.
On peut en effet, notamment, se demander ce que serait le sort de l’offre d’une entreprise qui aurait déjà créé une application répondant au besoin de la personne publique (et dont il ne resterait qu’à « intégrer » le contenu, à savoir le « patrimoine naturel et bâti »). La cession d’une telle application pourrait être problématique ou dissuasive pour l’entreprise qui l’a créée et qui l’exploite par ailleurs. Dans le même temps, l’acheteur public pourrait se priver d’un produit préexistant répondant à ses besoins et qu’il n’y aurait qu’à adapter à sa situation particulière. Cette interrogation pose nécessairement la question de l’efficacité de la commande publique et de la bonne utilisation des deniers publics au sens de l’article 1er CMP.
4-2. La contestation portait ensuite sur le fait que le cahier des charges de la consultation serait contraire aux dispositions de l’article L.131-3 CPI [2] (pt. 10 de la décision).
Le Conseil d’Etat répond sur cet autre point que le cahier des charges critiqué n’est pas l’acte de cession de propriété intellectuelle. C’est à dire que le Conseil d’Etat écarte l’objection en admettant que si ledit cahier des charges a méconnu les dispositions de l’article L.131-3 CPI, ce cahier des charges ne « réglerait » en tout état de cause pas les droits de cession.
Là-encore, en l’état des détails limités donnés, la réponse suscite quelques interrogations.
On peut en effet se demander par quel document contractuel l’acheteur public a réglé la question des droits de propriété intellectuelle qui, on l’aura compris, peut s’avérer éminemment stratégique pour une entreprise. On peut également se demander si la réponse du Conseil d’Etat aurait été différente si l’acte de cession avait été compris dans ce cahier des charges ou avait été visé par le requérant …
5. Cette décision montre, en toute hypothèse, que la combinaison du droit des marchés publics avec celui du droit de la propriété intellectuelle est un sujet complexe (mais de plus en plus fréquent).
Or, si les acheteurs publics maîtrisent le droit des marchés publics, il est légitime de s’interroger sur leur maîtrise équivalente du droit de la propriété intellectuelle qui est un droit « autonome » qui s’impose aux acheteurs (et au juge administratif).
Cette maîtrise est pourtant cruciale dans le domaine informatique puisque la gestion de droits de propriété intellectuelle est un outil structurant et essentiel pour les entreprises du secteur (dont le business model peut être conditionné par ces droits), mais également un facteur qui peut s’avérer déterminant dans la définition des besoins pour l’acheteur public.
Il ne peut donc qu’être conseillé aux entreprises candidates aux marchés publics pour lesquels les droits de propriété intellectuelle de leur logiciel est importante d’examiner de très près les documents de consultation des acheteurs publics et, le cas échéant, de se faire préciser en cours de procédure la teneur et l’étendue exacte des droits de propriété intellectuelle entendu dans le cadre du marché ciblé.
D’éventuelles erreurs, approximations ou écarts dans les documents du marché entre ce que l’entreprise peut accepter de céder ou concéder et ce que l’acheteur public souhaite ou a besoin d’acquérir peut s’avérer être extrêmement problématique au moment de l’analyse des offres, mais également ensuite au moment de l’exécution du marché.
Alexandre Le Mière
Avocat associé
[1] Le troisième argument soulevé par le requérant n’a pas été traité par le Conseil d’Etat dans la mesure où il ne semble pas avoir été étayé.
[2] Il semble qu’une coquille se soit glissée dans l’arrêt. En effet, si le Conseil d’Etat vise d’abord l’article L.131-1 CPI (pt. 8), sa réponse motivée vise ensuite l’article L.131-3 CPI (pt. 10). Sous réserve de précisions (qui pourraient notamment résulter des conclusions du rapporteur public), il est probable que la première référence à l’article L.131-1 CPI soit une coquille. Ce texte prohibe la cession globale des oeuvres futures, ce qui ne semble pas être en rapport avec l’objet du litige. En revanche, l’article L.131-3 CPI qui fixe le formalisme en matière de cession de droits d’auteur semble être le fondement retenu par le Conseil d’Etat. Les dispositions de cet article sont en rapport avec la motivation de l’arrêt et le sujet de la cession des droits d’auteur objet du litige.