Droit souple : champ d’application, identification de l’acte et intérêt à agir

Droit souple : champ d’application, identification de l’acte et intérêt à agir

1- Après avoir consacré la catégorie des actes de droit souple au début de l’année 2016 (cf. brève Redlink « Le recours pour excès de pouvoir contre les actes de droit souple émis par les autorités de régulation ») et avoir donné des précisions sur les modalités d’action à leur encontre (cf. brève Redlink « Droit souple : opposabilités aux professionnels et délais de contestation. ») le Conseil d’Etat poursuit la construction de ce nouveau droit à l’occasion d’une affaire concernant le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel [CSA].

Des chaines de télévision avaient diffusé un message de sensibilisation à la trisomie 21 dans le cadre d’écrans publicitaires. Le CSA avait estimé, par une délibération du 25 juin 2014, que ce message ne pouvait être regardé commun un message publicitaire ou comme un message d’intérêt général (au sens de la loi) et a considéré qu’il ne pouvait être inséré au sein d’écrans publicitaires (mais qu’il pouvait être diffusé selon des modalités différentes).

La délibération du 25 juin 2014 ayant fait l’objet d’une publication le 25 juillet 2014 sur le site du CSA et d’un communiqué de presse (publié le 31 juillet 2014 sur le même site), plusieurs personnes ont saisi le Conseil d’Etat pour demander son annulation.

2- Il résulte d’abord de l’arrêt (CE, 10 novembre 2016, Madame E. et autres, req. n° 384691, 384692 et 394107) une précision complémentaire quant aux modalités de recours en matière d’acte de droit souple.

Il ressort de la décision que deux des trois requêtes dont le Conseil d’Etat a été saisi ont été enregistrées au greffe le 23 septembre 2014, soit moins de deux mois après la diffusion le 25 juillet 2014, de la délibération du CSA du 25 juin 2014 dont l’annulation était demandée.

Concomitamment, le Conseil d’Etat a également traité une troisième requête (n° 394107), enregistrée le 19 mars 2015 et par laquelle il était demandé la réparation du préjudice que le requérant estimait avoir subi du fait de la délibération du 25 juin 2014 du CSA. Cette requête a donc été enregistrée après l’expiration du délai de deux mois ouvert par les diffusions des 25 et 31 juillet 2014 sur le site web du CSA.

Cette troisième requête est rejetée par le Conseil d’Etat au motif que les actes attaqués ne sont pas entachés d’une illégalité de nature à engager la responsabilité du CSA (cf. 12ème considérant).

Il résulte donc de cet arrêt que le recours direct contre une décision de droit souple n’est pas la seule voie de contestation ouverte. Il est en effet possible d’ouvrir un contentieux « indirect » visant à la réparation d’un préjudice qui, s’il est reconnu, induit que la décision qui en est à l’origine est irrégulière.

Cette voie indirecte ouvre donc une solution alternative pour les situations où le délai de recours de deux mois est expiré.

3- L’arrêt renseigne ensuite sur la façon dont le Conseil d’Etat reconnait concrètement un acte de droit souple.

En l’espèce, le Conseil d’Etat relève que si la délibération du CSA et son communiqué de presse n’ont produit aucun effet de droit, en revanche « ils ont eu pour objet d’influer de manière significative sur le comportement » des chaînes de télévision « en les invitant à éviter de procéder à l’avenir à de nouvelles diffusion du message litigieux ou à la diffusion de messages analogues dans le dans le cadre de séquences publicitaires » (5ème considérant).

Il s’ensuit que le fait pour une autorité de régulation d’inviter un administré à modifier ou faire évoluer son comportement est suffisant pour caractériser l’existence d’un acte de droit souple.

Une simple invitation à modifier ou faire évoluer un comportement constitue donc un acte susceptible d’être attaqué devant le juge administratif.

4- L’arrêt renseigne enfin sur un aspect tenant aux personnes susceptibles d’agir contre un acte de droit souple.

Dans les précédentes affaires jugées par le Conseil d’Etat (CE, 21 mars 2016, Société NC Numericable, req. n° 390023 ; CE, 21 mars 2016, Société Fairvesta International GMBH et autres, req. n° 368082, 368083 et 368084 ; CE, Sect., 13 juillet 2016, Société GDF Suez, req. n° 388150), les requérants étaient des opérateurs économiques dépendant directement des autorités de régulation concernées dont ils contestaient un comportement (respectivement Autorité de la Concurrence [AdlC], Autorité des Marchés Financiers [AMF], Commission de Régulation de l’Energie [CRE]).

Dans l’affaire concernant le CSA, les différents requérants étaient des personnes privées et des associations qui s’estimaient lésées par la position adoptée par cette autorité à l’égard des chaînes de télévision. Or, ces personnes ne dépendent pas, par elles-mêmes ou par leur activité, de l’autorité de régulation.

Bien que l’arrêt ne fournisse aucun renseignement sur ce point, il en résulte nécessairement que le Conseil d’Etat a considéré que les différents requérants justifiaient « d’un intérêt direct et certain » (sinon il aurait rejeté les requêtes comme étant irrecevables).

En l’espèce, le Conseil d’Etat a donc considéré que des personnes privées qui ne relèvent pas, par leur activité, du CSA, ont intérêt à obtenir l’annulation d’un acte de droit souple qui conduit les chaînes de télévision à modifier les modalités de diffusion d’un message.

Deux premiers enseignements peuvent en être tirés. D’une part, il est désormais certain que le contentieux des actes de droit souple n’est pas réservé aux personnes dont l’activité relève de la compétence de l’autorité de régulation concernée (ce qu’induisait la rédaction des arrêts du 21 mars 2016 précités). D’autre part, il semble que le Conseil d’Etat ait, également dans ce domaine, une conception classique de l’intérêt à agir, de sorte que de très nombreuses personnes sont susceptibles de critiquer des actes de droit souple.

Ces deux enseignements conduisent d’une part à anticiper sur une démocratisation importante du contentieux des actes souples et, d’autre part, à inciter les opérateurs économiques à appréhender avec acuités les opportunités et risques qu’ouvre cette démocratisation.

 

Alexandre Le Mière
Avocat associé

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