eBay perd ses procès contre l’industrie du luxe
Il y a un mois à peine, le 4 juin dernier, la responsabilité de la société eBay International A.G. avait été retenue – pour la première fois dans l’histoire judiciaire – par le Tribunal de Grande Instance de Troyes au titres d’actes de contrefaçon dans une affaire l’opposant à la Maison Hermès. La condamnation à payer une somme rondelette de 20.000 euros à titre de dommages et intérêts peut aujourd’hui prêter à sourire à la lecture de l’un des jugements rendus le 30 juin 2008 par le Tribunal de commerce de Paris au profit de la société Christian Dior Couture. Car, une nouvelle fois, eBay a été condamnée, cette fois-ci très lourdement, pour atteinte aux droits de propriété intellectuelle d’une maison de couture.
En l’occurrence, la Maison Dior se plaignait de la prétendue passivité d’eBay dans le cadre de la défense de ses droits sur ses nombreux articles de luxe. Selon elle, eBay a certes mis en place un programme de vérification des droits (VeRO) permettant aux titulaires de droits d’auteur, de marque ou de dessin et modèle de signaler la vente d’objets contrefaisants sur le site d’enchères électroniques, mais cela serait insuffisant.
Pour Dior, en effet, comme pour d’autres maisons du groupe LVMH, eBay n’aurait jamais réellement pris de mesures de lutte efficaces contre la contrefaçon, notamment en obligeant les vendeurs à garantir l’authenticité des produits ou bien à fermer définitivement le vendeur d’un article contrefaisant dès la première infraction.
C’est ainsi que des milliers de produits contrefaisants sont mis en vente chaque jour sur eBay, au préjudice invoqué de la Maison Dior, qui cherchait à obtenir réparation de l’atteinte portée à ses droits ainsi qu’à son image.
Plusieurs questions se posaient dans le cadre de ce litige.
En premier lieu, il s’agissait de savoir si le Tribunal de commerce de Paris était bien territorialement compétent pour connaître de ce différend. A cet égard, les juges se sont fondés sur le principe communément admis (Convention de Bruxelles, jurisprudence de la CJCE, jurisprudence de la Cour de cassation) selon lequel est compétent le tribunal dans le ressort duquel le dommage est subi. S’agissant plus particulièrement d’Internet, le dommage est subi en France si le site est accessible sur le territoire français, ce qui est évidemment le cas des sites d’eBay (et bien entendu du site eBay.fr). Le Tribunal de commerce s’est donc déclaré compétent pour connaître des demandes de la Maison Dior.
En second lieu, se posait la question du statut d’eBay. Comme à l’accoutumée, cette société invoquait le bénéfice des dispositions de l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004 en revendiquant le statut d’hébergeur, simple prestataire technique, dont la responsabilité ne peut être engagée que sous des conditions strictes.
Or, comme le Tribunal de Grande Instance de Troyes, le Tribunal de commerce de Paris a refusé d’accorder le bénéfice de ce régime à eBay. Selon la décision, eBay est à la fois un courtier (c’est-à-dire un prestataire qui rapproche des vendeurs et des acheteurs) et un hébergeur d’annonces de vente. Bien plus, le jugement énonce que « les prestations d’hébergement et de courtage (d’eBay) sont indivisibles car eBay n’offre un service de stockage des annonces que dans le seul but d’assurer le courtage ».
De la sorte, le régime de responsabilité des hébergeurs ne s’applique pas : « eBay, en sa qualité de courtier, ne bénéficie pas d’un statut dérogatoire au titre de sa responsabilité et relève donc, comme tout acteur du commerce, du régime commun de la responsabilité civile ».
En troisième lieu, il convenait alors de déterminer si oui ou non eBay a commis une faute à l’égard de la Maison Dior. Or la décision est extrêmement sévère sur ce point. Selon les juges, « les sites de eBay ont favorisé et amplifié la commercialisation à très grande échelle par le biais de la vente électronique de produits de contrefaçon » ; « eBay a manqué à son obligation de s’assurer que son activité ne génère pas d’actes illicites, en l’espèce d’actes de contrefaçon (…), eBay a également manqué à son obligation de vérifier que les vendeurs qui réalisent à titre habituel de nombreuses transactions sur les sites sont dûment immatriculés auprès des administrations compétentes » ; enfin, « l’obligation générale de surveillance n’est pas respectée » (sic).
Ceci signifie donc qu’après avoir écarté le régime de responsabilité des hébergeurs, dont on sait que, selon la LCEN, ils ne sont pas soumis à une obligation de contrôler l’ensemble des activités des sites ou des annonces qu’ils hébergent, le juge consulaire a mis à la charge d’eBay cette obligation de vérifier qu’aucune annonce présente sur son site ne concerne un produit contrefaisant.
Le refus d’imposer une obligation générale de surveillance a été décidé au niveau communautaire (directive commerce électronique de 2000) compte tenu de l’impossibilité matérielle pour un hébergeur de procéder à un tel contrôle. Or il est peu probable qu’eBay puisse l’exercer sur son site, quand on sait que des millions de nouvelles annonces de vente apparaissent quotidiennement sur sa plate-forme.
Cependant, le juge n’en a pas tenu compte, en retenant dans sa décision qu’eBay avait « délibérément refusé de mettre en place les mesures efficaces et appropriées pour lutter contre la contrefaçon ». A cet égard, le jugement dresse quelques pistes de réflexion, comme l’obligation pour les vendeurs de fournir une facture d’achat ou un certificat d’authenticité, fermer immédiatement le compte d’un vendeur indélicat, etc.
Enfin, la responsabilité d’eBay ayant été établi, il s’agissait de mesurer l’ampleur du préjudice allégue par la Maison Dior. Sur ce plan, le Tribunal a fait sien l’essentiel des conclusions d’un expert comptable et a condamné eBay à payer à la demanderesse la bagatelle de 16 millions d’euros, soit : 4.140.000 euros à titre de redevance indemnitaire pour exploitation fautive de droits de propriété intellectuelle ; 11.160.000 euros à titre de réparation de l’atteinte à l’image ; 1 million d’euros à titre de réparation du préjudice moral.
Plus que la somme astronomique des condamnations (à laquelle s’ajoutent 100.000 euros d’article 700 du Code de procédure civile…), c’est la méthode d’évaluation du préjudice qui retient l’attention. Le Tribunal a en effet suivi l’expert en tenant compte à la fois d’une estimation de la commission perçue par eBay sur les ventes de produits contrefaisants, d’un coefficient multiplicateur correspondant à un taux de licence majoré, sur une période de référence de 5 ans, et d’un taux de capitalisation pour actualiser le montant de la redevance. La méthode a visiblement séduit les magistrats.
Cette condamnation lourde aura-t-elle pour conséquence de faire changer eBay de modèle économique ? Rien n’est moins sûr à court terme : la société a déclaré interjeter appel de la décision et de continuer comme si de rien était… jusqu’à une éventuelle confirmation en appel.
Matthieu Berguig
Avocat à la Cour