Marché public, « droits d’exclusivité » et logiciels
1. Le Code des marchés publics autorise les acheteurs publics à conclure certains marchés de « gré à gré », c’est à dire sans publicité ni mise en concurrence préalable.
Les cas de marchés pouvant être conclus sans appel d’offres préalable sont énumérés à l’article 35-II du Code des marchés publics qui couvrent notamment les marchés qui ne peuvent être confiés qu’à une entreprise déterminée « pour des raisons tenant à la protection de droits d’exclusivité » (art. 35-II 8° CMP et 33-II 8° du décret 2005-1742 pour les contrats soumis à l’ordonnance du 6 juin 2005).
L’entreprise qui détient des droits d’exclusivité sur un produit qui satisfait aux besoins d’un acheteur public peut donc conclure directement avec ce dernier, sans procédure de passation préalable.
2. La notion de « droits d’exclusivité », qui trouve à s’appliquer dans le domaine informatique, n’est pas définie par le Code des marchés publics.
Le juge administratif se réfère généralement au Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) pour déterminer, dans ce domaine, le contenu et la portée des « droits d’exclusivité » (cf. par ex. : CAA Nancy, 22 novembre 2012, M. Philippe, req. n° 11NC00958). Les « droits d’exclusivité » visés par le Code des marchés publics sont donc définis par le droit de la propriété intellectuelle qui en fixe les principes et règles applicables.
Dès lors que des droits d’exclusivité sont établis et reconnus sur un produit informatique satisfaisant les besoins d’une personne publique, le marché public peut être conclu directement sans appel d’offres.
3. Le Conseil d’Etat vient de le confirmer dans une décision du 2 octobre 2013 (Département de l’Oise, req. n° 368846) portant sur un marché d’exploitation et de maintenance d’un Espace Numérique de Travail (ENT).
Le Département de l’Oise a, aux termes d’un appel d’offres, préalablement conclu un marché de fourniture, mise en oeuvre et déploiement d’un Espace Numérique de Travail (ENT) en 2009. L’Espace Numérique de Travail était lui-même matérialisé et mis en oeuvre au moyen d’un logiciel (dénommé en l’espèce « NetCollège »).
Au cours de l’année 2013, le Département de l’Oise a souhaité conclure un marché d’exploitation et de maintenance de l’Espace Numérique de Travail qu’il avait précédemment obtenu dans le cadre du marché initial de 2009.
La société qui a développé le logiciel « NetCollège » détenant des droits d’exclusivité sur ce logiciel, le Département de l’Oise a décidé de conclure directement le marché avec ladite société (en application de l’article 35-II-8° CMP précité).
C’est cette décision de confier directement, sans publicité préalable ni mise en concurrence, ce marché d’exploitation et de maintenance du logiciel d’ENT qui a été contestée par une société concurrente.
4. Le Conseil d’Etat a tranché le litige de façon claire et nette.
Il rappelle d’abord que les règles de passation des marchés publics sont conditionnées par la « définition des besoins », sur laquelle il précise que le juge administratif ne porte qu’une appréciation limitée.
En l’espèce, il constate que le Département a acquis antérieurement l’ENT et qu’il n’existe a priori pas de raison d’acquérir un nouveau dispositif. Il vérifie ainsi que le besoin du Département ne porte que sur l’exploitation et la maintenance de l’ENT existant (et non, le cas échéant, sur l’acquisition d’un nouveau système).
Il rappelle ensuite la règle suivant laquelle la détention de droits d’exclusivité autorise à conclure un marché public sans appel d’offres avec une entreprise déterminée dès lors que ce marché répond à ses besoins et que ces droits d’exclusivité conduisent obligatoirement à conclure avec cette entreprise pour satisfaire audit besoin.
En l’espèce, le Conseil d’Etat se borne à constater que la société qui a développé le logiciel « NetCollège » détient des droits d’exclusivité en relevant que « conformément à un certificat délivré par l’Agence pour la protection des programmes, la société Itop détient des droits d’exclusivité sur le logiciel » NetCollège » et que, selon une attestation non contestée émanant de cette société, cette exclusivité englobe l’exploitation et la maintenance de » NetCollège » pour tout marché et toute reconduction de marché à compter du 1er janvier 2013 ».
Ainsi après avoir constaté que le besoin d’exploitation et de maintenance était justifié et qu’il portait sur un logiciel couvert par des droits d’exclusivité prouvés, le Conseil d’Etat juge que le marché conclu directement avec la société concerné est régulier.
Il convient de souligner que le Conseil d’Etat ne porte aucune appréciation sur ces éléments : il se contente seulement de constater que les droits d’exclusivité existent et qu’ils sont prouvés.
5. De cette décision, il faut tirer plusieurs enseignements (qui ne sont pas nouveaux, mais que cette décision rend explicites).
Premièrement, un acheteur public se trouve en position de « verrouiller » légalement un marché (au sens économique du terme) lorsqu’au terme d’un appel d’offres il choisit un prestataire qui détient lui-même des droits d’exclusivité sur le produit retenu au terme de l’appel d’offres initial.
Deuxièmement, et logiquement en « miroir », les opérateurs économiques ont intérêt à être particulièrement vigilants sur les appels d’offres lancés par les acheteurs publics pour des prestations de cette nature qui ont vocation à être couverts par des droits d’exclusivité.
En effet, une fois le « marché » verrouillé, l’acheteur public ne procédera plus à de nouvelles mises en concurrence périodiques. Restera à déterminer, en fonction des situations dans les appels d’offres « initiaux », dans quelle(s) mesure(s) le choix de recourir à telle ou telle solution « verrouillante » est conforme aux besoins d’une personne publique. (Sur ce point, le Conseil d’Etat semble indiquer que ce sujet ne peut être traité qu’au stade de l’appel d’offres du produit initial, après c’est trop tard).
Troisièmement, la question des droits d’exclusivité, très importante dans le domaine informatique, devient donc absolument cruciale et structurante pour les entreprises dans ce domaine.
L’on ne peut ainsi qu’inviter les opérateurs économiques à être particulièrement attentifs et sécurisés en matière de propriété intellectuelle compte tenu de la possibilité de s’assurer un marché captif pendant une certaine durée en échappant à l’incursion de concurrents. Il s’ensuit que le droit de la propriété intellectuelle devient un motif d’ingénierie juridique qui doit impérativement être combinée avec l’ingénierie juridique du droit des marchés publics déployée par les entreprises pour remporter puis conserver des marchés.
Quatrièmement, les possibilités que soit remis en cause le choix du prestataire initial eu égard à ses droits d’exclusivité apparaissent limitées aux problématiques d’adéquation du produit initial par rapport au besoin de l’acheteur public ou de bon fonctionnement dudit produit par rapport aux attentes. Partant les entreprises (titulaires ou concurrentes) doivent prêter une attention accrue aux bonnes conditions d’exécution de leur marché pour s’assurer que le « verrouillage » initial perdurera.
Alexandre Le Mière
Avocat associé