La Cour de cassation met fin à l’affaire « AAARGH »
Ce fameux contentieux relatif à un site Internet négationniste ouvert en 1996 et que des associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme avaient souhaité faire fermer, vient de trouver un épilogue avec l’arrêt rendu le 19 juin 2008 par la première Chambre civile de la Cour de cassation, près de trois ans jour pour jour après l’ordonnance de référé du 13 juin 2005 qui a constitué le point de départ de ce marathon judiciaire.
Dans un premier temps, les associations demanderesses avaient tenté d’obtenir de l’hébergeur de ce site qu’il en supprime l’accès. Cependant, face aux multiples changements de prestataires d’hébergement, elles avaient décidé de mettre en oeuvre les dispositions de l’article 6.I.8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), qui offre un recours à l’encontre des fournisseurs d’accès, sous certaines conditions.
Cet article énonce en effet que « l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à [tout prestataire d’hébergement] ou [tout fournisseur d’accès], toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne ».
Les associations avaient donc pris appui sur ce texte pour solliciter, en référé, qu’il soit fait injonction aux principaux fournisseurs d’accès nationaux d’empêcher les internautes français de se rendre sur le site de l’AAARGH (Association des anciens amateurs de récits de guerre et d’holocauste).
Par ladite ordonnance du 13 juin 2005, le Président du Tribunal de Grande Instance de Paris avait fait droit à ces demandes. Cette décision très commentée constituait l’une des premières applications de l’article 6.I.8 de la LCEN. Les fournisseurs d’accès l’avaient critiquée en invoquant notamment le principe de subsidiarité, en vertu duquel aucune mesure n’aurait pu leur être imposée que dans l’hypothèse où il était impossible d’identifier l’éditeur du site litigieux et/ou son prestataire d’hébergement, ce qui, selon eux, n’était pas le cas en l’espèce.
Malgré cette argumentation, l’ordonnance de référé de 2005 avait été confirmée par un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 24 novembre 2006 qui, de manière étonnante, avait toutefois reconnu que les mesures de filtrage imposées aux fournisseurs d’accès (FAI) seraient vraisemblablement inefficaces. Il faut préciser à cet égard (et c’était l’un des arguments développés par les appelantes) que le filtrage d’un site nécessite en réalité le filtrage d’un serveur entier, de sorte que les mesures imposées avaient pour conséquence nécessaire d’empêcher l’accès à d’autres sites web, hébergés sur le même serveur que le site de l’AAARGH.
En outre, la portée de ces mesures était, selon les prestataires d’accès, purement théorique dans la mesure où le site changeait d’hébergeur et d’adresse très régulièrement, précisément pour échapper aux poursuites judiciaires.
Un pourvoi en cassation avait donc été formé à l’encontre de l’arrêt de la Cour de Paris, qui reposait sur trois critiques principales :
– en premier lieu, les FAI soutenaient que la Cour d’appel n’avait pas respecté le principe de subsidiarité puisqu’il existait, selon eux, des moyens de contraindre les fournisseurs d’hébergement à mettre fin à l’hébergement du site litigieux ou à révéler les informations nécessaires à l’identification de l’éditeur du site ; dans ces conditions, le recours exercé à l’encontre des FAI était inutile ;
– en second lieu, selon le pourvoi, le prononcé de ces mesures – dont l’inefficacité était reconnue par les juges ! – sans en préciser le contenu (« toutes mesures propres à interrompre l’accès… ») constituait, selon les FAI, une violation du droit à un procès équitable ;
– enfin, et surtout, les FAI critiquaient le fait que l’injonction qui avait été formulée à leur encontre n’était pas limitée dans le temps, de sorte qu’il s’agissait, selon eux, d’une mesure « indéterminée dans sa portée, inefficace dans ses effets et à caractère définitif, portant ainsi une atteinte manifestement disproportionnée à la liberté de communication au public ».
Cependant, par son arrêt du 19 juin 2008, la Cour de cassation a balayé l’argumentation des demandeurs au pourvoi d’un revers de la main, en fondant sa décision sur une interprétation littérale de l’article 6.I.8 de la LCEN.
La décision énonce ainsi que « la cour d’appel a exactement énoncé que si l’article 6.I.2 de la loi du 21 juin 2004, conformément à la directive européenne n° 2000/31 qu’elle transpose, fait peser sur les seuls prestataires d’hébergement une éventuelle responsabilité civile du fait des activités ou informations stockées qu’ils mettent à la disposition du public en ligne, l’article 6.I.8 prévoit que l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête à toute personne mentionnée au 2 (les prestataires d’hébergement) ou à défaut à toute personne mentionnée au 1 (les fournisseurs d’accès), toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne ».
Dont acte. Après ce rappel des dispositions légales, la Cour entre dans le vif du sujet en répondant à la critique soulevée par le pourvoi en ce qui concerne le fameux principe de subsidiarité agité comme un étendard par les FAI : « la prescription de ces mesures n’est pas subordonnée à la mise en cause préalable des prestataires d’hébergement ». C’est ainsi que vole en éclat tout un pan de l’argumentation développée par les fournisseurs d’accès : le principe de subsidiarité, qui était tiré d’une certaine interprétation des termes « à défaut » de l’article 6.I.8 de la LCEN, n’est qu’un leurre.
En l’espèce, selon la Cour de cassation, « c’est à bon droit que la cour d’appel, qui n’a méconnu ni le principe de proportionnalité, ni le caractère provisoire des mesures précitées, a statué comme elle l’a fait ».
Cet arrêt de principe (« à bon droit ») n’encourt-il aucun reproche ? En opportunité, la solution s’impose avec force compte tenu de l’état de la technique : si la solution n’est pas parfaitement satisfaisante, faute de mieux, on doit s’en contenter, quitte à ce que la liberté de communication soit légèrement bafouée compte tenu de l’étendue de la mesure de filtrage. Le juge a effectué la balance entre le respect de l’ordre public (l’interdiction des sites à caractère négationniste) et le respect de la liberté de communication.
Cela étant, la décision surprend en ce qu’elle donne acte à la Cour d’appel de ne pas avoir porté atteinte au caractère provisoire des mesures enjointes. Car si rien n’empêche effectivement les associations de défense des droits de l’homme d’agir ensuite au fond pour obtenir des mesures définitives (et la réparation de leur préjudice), rien ne les y contraint non plus. Or les termes de l’arrêt d’appel sont suffisamment larges pour que le filtrage soit maintenu de manière permanente… La permanence étant bien le contraire du provisoire.
Il aurait été souhaitable, à cet égard, que la mesure soit limitée dans un délai de 6 mois à 1 an, par exemple, et qu’il soit ainsi fait obligation aux associations de défense des droits de revenir devant le juge après cette période de filtrage pour faire le point sur ses effets.
Matthieu Berguig
Avocat à la Cour