Le préjudice moral de l’expropriation ne s’indemnise pas
L’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen dispose que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
L’article L.13-13 du Code de l’expropriation dispose quant à lui que « les indemnités allouées doivent couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l’expropriation ».
Le juge de l’indemnité de l’expropriation ne répare pas le dommage moral pouvant résulter de la dépossession forcée du bien, ce qui donne lieu à contestation dans un certain nombre de situation, ou a tout le moins à interrogation, notamment dans les hypothèses où l’expropriation n’est pas comprise dans son but d’utilité publique affirmé par la collectivité.
La nouvelle procédure ouvrant la voie à la possibilité d’interroger le juge constitutionnel, la Cour de cassation a saisi le Conseil de la question de savoir, « dans la mesure où l’indemnisation du préjudice résultant d’une expropriation est limitée à celle du préjudice matériel, à l’exclusion de tout préjudice moral, ce qui pourrait être considéré comme ne correspondant pas à la juste indemnité exigée par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (Cass. Civ. 3ème, 21/10/2010, n° 10-40038).
Le Conseil constitutionnel a tranché la question dans un sens restrictif en considérant « qu’aucune exigence constitutionnelle n’impose que la collectivité expropriante, poursuivant un but d’utilité publique, soit tenue de réparer la douleur morale éprouvée par le propriétaire à raison de la perte des biens expropriés ; que, par suite, l’exclusion de la réparation du préjudice moral ne méconnaît pas la règle du caractère juste de l’indemnisation de l’expropriation pour cause d’utilité publique » (pt 5).
Si la question est, à ce stade, ainsi tranchée, elle ne parait pas lever complètement les interrogations au regard du principe de la réparation intégrale du préjudice.
Le commentaire de la décision aux Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel (Cahier n° 32) apparait d’ailleurs se faire l’écho de ces interrogations en rappelant l’importance des indemnités accessoires et en soulignant que « l’interprétation jurisprudentielle, par les juridictions de l’ordre judiciaire, de la disposition contestée tend à relativiser la portée de l’exclusion du préjudice moral » dont il résulterait que « seuls sont exclus le préjudice d’affection et le préjudice d’agrément, dès lors qu’ils n’ont aucune incidence ni sur la valeur du bien exproprié ni sur celle du bien qui reste en possession de l’individu exproprié » (pp. 5-6).
En définitive, cette décision semble d’abord pérenniser une interrogation fondamentale : pourquoi est-ce que l’exproprié constituerait-il une catégorie à part de victime dont la réparation devrait être limitée au seul coût matériel résultant de l’expropriation subie, sans être in fine indemnisé du fait même de l’expropriation ?
La sensibilité de cette interrogation est d’ailleurs relayée par le commentaire précité de la décision qui relève également que l’« on a un peu de mal à concevoir que la collectivité publique expropriante, qui n’est aucunement fautive et qui poursuit au contraire un objectif d’utilité publique soit constitutionnellement tenue de réparer la tristesse que ses projets inspirent à certaines personnes à raison de l’affection qu’elles éprouvent pour la perte de biens immeubles expropriés » (cahier n° 32, p. 8).
Mais, la prise en compte du préjudice moral, dont personne ne semble nier l’existence, ne semble pas résider dans une quelconque appréhension fautive – s’agissant, en réalité, d’un régime de responsabilité sans faute – mais dans l’étendue du préjudice indemnisable.
Or, une appréhension plus juste de l’indemnisation qui serait étendue au préjudice moral pourrait être de nature non seulement à lever certaines interrogations et incompréhension des expropriés, mais également de nature à sensibiliser plus fortement les expropriants au « facteur humain » et à inciter à apprécier l’utilité publique aussi sous cet angle. Cela rendrait peut-être certaines opérations plus compliquées, mais il ne semble cependant pas y avoir de raison qui justifierait que la collectivité bénéficie de simplification accrue alors que le citoyen subi une complexification croissante
En définitive, tout ceci met en exergue que cette question est donc éminemment politique et qu’il revient donc au Parlement de s’en saisir. La réponse donnée par le Conseil constitutionnel à la question posée incite donc en réalité à ouvrir un débat : espérons qu’il aura lieu.
Alexandre Le Mière
Avocat associé