Marché public : l’efficience du référé précontractuel – l’étendue du contrôle juridictionnel et les justifications à fournir au juge administratif du référé précontractuel.
1. La passation des contrats de la commande publique en général et des marchés publics en particulier peut faire l’objet d’une action en justice en référé permettant de s’assurer que la procédure de passation a été régulière avant la conclusion du contrat.
Le processus de passation suivi par l’acheteur public peut, en effet, être soumis au juge (notamment) avant que le contrat ne soit conclu pour s’assurer que la procédure a été correctement menée et que l’attributaire a été désigné conformément aux règles du jeu annoncées et prévues par la réglementation.
2. Cependant, l’intervention du juge n’est efficace qu’à la condition qu’il puisse effectivement examiner et contrôler les objections relevées ou constatées par les entreprises qui s’estiment irrégulièrement ou injustement évincées.
2.1. En effet, les règles de la procédure contentieuse qui encadrent les pouvoirs du juge, qui sont assez complexes et qui résultent de la jurisprudence qui se prononce progressivement et au gré des cas qui lui sont soumis, ne permettent pas tout.
En outre, l’application de ces règles dépend, en partie, des éléments que les parties au procès veulent bien communiquer au juge pour lui permettre d’exercer son contrôle.
Cet encadrement, nécessaire, des pouvoirs du juge, vise à prévenir l’arbitraire de la justice tout en permettant aux justiciables (acheteur public, attributaire et concurrence évincé) d’identifier (selon le point de vue d’où l’on se place) les risques ou les possibilités de remise en cause de la procédure de passation.
Toute la difficulté réside dans l’équilibre à trouver entre le niveau de contrôle que le juge peut exercer et la marge de manœuvre et d’opportunité dont dispose l’acheteur public dans son processus d’achat (c’est à dire dans le cadre de sa procédure de passation), mais également dans sa démarche de justification à l’égard du juge (c’est à dire dans le cadre de la procédure contentieuse lorsque le juge administratif est saisi).
2.2. Pour prendre une illustration un peu simpliste de ces différents mécanismes :
- on comprendra aisément qu’il ne peut pas revenir au juge de se prononcer sur la couleur des tables dont l’achat est voulu par un acheteur public (cette couleur relève de son pur pouvoir d’opportunité) ;
- en revanche, dès lors que cet acheteur public a indiqué aux candidats qu’il souhaitait acheter des tables d’une certaine couleur, il revient au juge de s’assurer que l’offre de l’attributaire retenu est conforme à ce souhait ;
- mais, le juge ne peut opérer un tel contrôle qu’à la condition évidente que le contenu de l’offre à contrôler soit communiqué au juge.
Or, c’est à ce dernier stade que réside l’une des difficultés les plus sensibles de l’efficience du référé précontractuel (cf. nota. sur ce point : CE, 29 mai 2013, Min. de la Défense c./ Sté Aéromécanic, req. n° 364827).
2.3. En effet, pour opérer son contrôle, le juge doit disposer d’éléments tangibles, c’est à dire de pièces, d’éléments de preuve.
Dans le même temps, il est certain que la diffusion de certaines informations contenues dans les réponses aux appels d’offres à l’occasion de la procédure contentieuse peut générer des problématiques ultérieures (certes au regard du secret des affaires, mais surtout au regard de la stratégie commerciale des entreprises candidates ciblant tels ou tels marchés). Aussi est-il logique de chercher à préserver cet aspect du processus de mise en concurrence.
Cependant, la tentation est souvent grande, de la part des acheteurs publics, de chercher à réduire le contrôle du juge du référé précontractuel en restreignant les informations qui lui sont communiquées pendant le procès.
Il est ainsi souvent constaté que, sous prétexte de protéger le secret des affaires et/ou l’éventualité d’une nouvelle mise en concurrence, les acheteurs publics se refusent à donner aux juges les éléments lui permettant d’exercer son contrôle.
3. La décision Société Delta Process c/ SDIS de Saône-et-Loire du 17 septembre 2014 (req. n° 378722) donne au Conseil d’Etat l’occasion de préciser la logique de la preuve et ses conséquence lors du contrôle opéré par le juge administratif.
Dans cette affaire, le Conseil d’Etat était saisi d’un litige portant sur l’admission des candidatures à un marché public.
3.1. Rappelons au préalable que :
- les entreprises candidates doivent toujours présenter les éléments relatifs à leur expérience, ainsi qu’à leurs capacités professionnelles, techniques et financières (art. 45 CMP) ;
- l’acheteur public doit toujours s’assurer que les entreprises candidates sont aptes à exécuter le marché public projeté (cf. art. 52 CMP). A cette fin, l’acheteur public doit donc s’assurer que les candidats présentent des garanties et capacités techniques en adéquation avec l’objet du marché et qu’elles justifient de références en ce sens.
Cependant, l’acheteur public (à moins qu’il n’ait prévu de critères spécifiques pour la candidature) dispose, en droit, d’une réelle marge de manœuvre pour vérifier et apprécier l’adéquation de l’expérience et des capacités des candidats à l’objet du marché.
Le rejet ou l’admission d’une candidature ne peut être censuré par le juge administratif du référé précontractuel que s’il apparait que l’acheteur public a commis une grossière erreur d’appréciation sur les éléments fournis par le candidat.
Ce contrôle limité, dénommé en procédure contentieuse contrôle de « l’erreur manifeste d’appréciation », avait déjà été acté par le Conseil d’Etat dans la décision Société Abraham bâtiment travaux publics (CE, 28 avril 2006, req. n° 286443). Sur ce point la décision Société Delta Process n’est donc pas une innovation.
3.2. L’apport de la décision réside dans le fait que le Conseil d’Etat valide la décision initiale du juge du référé précontractuel de Dijon qui avait sanctionné l’appréciation de la candidature en considérant que les justificatifs qui lui ont été communiqués pendant le procès étaient insuffisants.
Le Conseil d’Etat indique donc que si les justifications produites au juge sont insuffisantes pour démontrer que l’appréciation réalisée par l’acheteur public a été faite correctement, il peut alors considérer que ce dernier a commis une erreur manifeste d’appréciation et constater l’irrégularité commise dans la procédure de passation.
En l’espèce, le juge du référé avait considéré que la seule production des références professionnelles du candidat était insuffisante pour justifier des capacités techniques et professionnelles demandées.
Il a considéré en conséquence que l’acheteur public avait commis une erreur manifeste d’appréciation en retenant la candidature de l’attributaire alors qu’il ne lui était pas démontré que ce dernier avait satisfait aux prérequis fixés dans les documents de la consultation.
La procédure de passation a donc été annulée, dès lors que l’acceptation irrégulière de cette candidature a nécessairement lésée le candidat requérant.
4. Les enseignements à tirer de cette décision du Conseil d’Etat sont donc les suivants :
- tous les candidats doivent être extrêmement vigilants à la composition de leur réponse à un appel d’offres en veillant à y inclure l’ensemble des informations requises par l’acheteur public (tant sur la candidature que sur l’offre) ;
- lorsqu’ils sont attributaires, ils ne doivent pas hésiter, en cas de procès, à produire les éléments contenus dans l’offre afin de permettre au juge administratif éventuellement saisi d’exercer pleinement son contrôle : à défaut, la procédure de passation peut être annulée ;ils doivent donc, dans ce cas, prouver au juge que le contenu de leur réponse (candidature et offre) est en adéquation avec les éléments requis par les documents de la consultation pour démontrer que la procédure de passation a été régulière ;
- lorsqu’ils sont évincés, ils doivent, dans un premier temps, solliciter l’acheteur public pour avoir des informations et renseignements précis sur les raisons qui ont conduit à choisir l’attributaire et, dans un second temps en cas de procès, être particulièrement précis et clairs sur le reproches qu’ils formulent à l’encontre de la consultation devant le juge administratif ;ils doivent en effet convaincre ce dernier qu’à défaut pour l’acheteur public (et l’attributaire) d’apporter les justifications nécessaires à son contrôle, la procédure de passation est irrégulière.
L’efficience du contrôle juridictionnel porté sur la consultation repose donc, en partie, sur la capacité du requérant à forcer l’acheteur public à justifier des décisions qu’il a prise et, donc, à produire pendant le procès les preuves de ce qu’il a agi conformément aux règles du jeu.
Alexandre Le Mière
Avocat associé