Contrat public : le droit de la rupture brutale des relations commerciales établies est-elle applicable aux marchés publics ?
1– L’article L.442-6 5° du Code de commerce (C. Com.) sanctionne la « rupture brutale des relations commerciales » (voir en ce sens les brèves Redlink sur ce sujet) en prévoyant la responsabilité de son auteur.
Or, bien qu’il s’agisse d’une règle du droit commercial, la question de son application aux contrats publics fait aujourd’hui particulièrement débat devant le juge administratif.
2- Ainsi, la Cour administrative d’appel de Nancy a, dans une décision d’octobre 2015 (CAA Nancy, 27 octobre 2015, société Cogest, req. N° 15NC00242) concernant un litige relatif à un marché public jugé que « ce contrat, qui entre dans le champ d’application du code des marchés publics, a le caractère d’un contrat administratif ; il suit de là que le moyen tiré de la rupture abusive de ce marché public en méconnaissance des dispositions précitées du 5° de l’article L.442-6-1 du code de commerce, qui ne sont pas applicables au litige, ne peut qu’être écarté comme inopérant ».
La motivation de la décision est assez expéditive et ne permet donc pas d’appréhender le raisonnement qui a conduit le juge d’appel à statuer en ce sens.
Il convient cependant de relever que dans cette affaire la société poursuivante avait contesté le fait que l’acheteur public puisse cesser un contrat en cours à son terme d’une année et ne pouvait, selon elle, passer un nouveau contrat (avec un autre opérateur) sans commettre une rupture brutale de leur relation commerciale.
Or, sous l’angle classique du droit des marchés publics, la motivation expéditive de la Cour peut, de prime abord (et donc sans connaitre toutes les données de l’affaire) se comprendre. En effet, le marché en cause était à bons de commande et passé pour une année, ce que la société poursuivante savait ; la contestation d’un nouveau marché relève en général de procédures spécifiques organisées par le Code de justice administrative (référés précontractuel et contractuel, recours Tropic-Tarn-et-Garonne) ; enfin, le droit des marchés publics n’ignore pas la rupture des relations contractuelles et est couvert par un dispositif juridique ad hoc à ce titre (résiliation pour motif d’intérêt général).
Cependant, une approche plus approfondie conduit à s’interroger sur la motivation de l’arrêt de la Cour qui tend à considérer « par principe » que les dispositions de l’article L.442-6 5° C. Com. ne pourrait pas s’appliquer aux marchés publics (et, compte tenu du libellé de l’arrêt, à l’ensemble des contrats publics).
3- En effet, la question de la responsabilité des personnes publiques en matière de rupture des relations contractuelles doit s’appréhender au regard de plusieurs évolutions récentes majeures (voir nota. en ce sens : CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers (Béziers I), req. n° 304802 ; CE, 8 octobre 2014, Société Grenke location, req. n° 370644), qui traduisent une forme de rééquilibrage du lien contractuel puissance publique/opérateur économique et qui apparaissent s’inspirer de la pratique contractuelle « privée ».
S’agissant particulièrement de l’application de la notion de « rupture brutale », la position des juges administratifs n’est d’ailleurs pas homogène, puisque la Cour administrative d’appel de Marseille n’a, pour sa part, pas considéré que les dispositions de l’article L.442-6 5° C. Com devaient être écartées « par principe ».
Dans un litige opposant EDF à une société de travaux concernant l’exécution d’un marché à bons de commande, la Cour avait en effet relevé que « les dispositions des articles L.410-1, L.420-2 et L.442-6 du code de commerce, entrés en vigueur le 21 septembre 2000, résultent de la codification des dispositions de l’Ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 consolidée, relative à la liberté des prix et de la concurrence ; que celle-ci disposait en son article 53, repris à l’article L.410-1 du code de commerce que : « Les règles définies à la présente ordonnance s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public» (CAA Marseille, 13 mai 2008, société Sotrape Sud, req. n° 05MA02395). Ainsi si dans cette affaire la Cour avait écarté l’argument pour des raisons propres au litige, elle avait néanmoins estimé que les dispositions de l’article L.442-6 5° du Code de commerce pouvaient trouver à s’appliquer à un marché public.
Il convient d’ailleurs de souligner qu’il est aujourd’hui certain que le Code de commerce trouve à s’appliquer aux contrats publics puisque certaines de ses dispositions sont applicables/invocables devant le juge administratif dans des litiges concernant des marchés publics. A cet égard et à titre d’exemple, il est rappelé que contentieux des ententes et de l’abus de position dominante (art. L.420-1 et L.420-2 C. Com.) dans les marchés publics relève, pour ce qui le concerne, de la compétence partagée du juge administratif (Trib. Confl., 4 mai 2009, Préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, Société Éditions Jean-Paul Gisserot c/ Centre des monuments nationaux, n° C3714).
4- En conclusion, deux enseignements doivent être tirés de l’état du droit actuel incertain décrit ci-avant.
Premièrement, en l’état de la jurisprudence les opérateurs économiques ne doivent pas se priver d’invoquer la notion de rupture brutale des relations contractuelles établies en matière de contrat public pour rechercher la responsabilité du cocontractant ; en effet, même si certaines dispositions régissant le droit des contrats n’apparaissent pas toujours en adéquation avec une telle notion, il est assurément des situations où la cessation de certaines relations contractuelles n’est ni fondée ni justifiée, mais où, pour autant, le fondement juridique de la responsabilité du cocontractant public est parfois difficile à identifier (notamment parce que certains contrats ne sont pas régis sur ce point par des dispositions légales ou réglementaires).
Deuxièmement, il faut s’attendre à ce que de nouvelles évolutions interviennent en matière de contrat public dans le prolongement des évolutions et de la dynamique ouverte et enclenchée par le Conseil d’Etat depuis la décision Tropic Travaux Signalisation (CE, Ass. 16 juillet 2007, req. n° 291545).
Amanda Ramos & Alexandre Le Mière
Avocats à la Cour