(TJ Paris, 19 décembre 2025, proc. accélérée au fond)
Par un jugement rendu le 19 décembre 2025, le Tribunal judiciaire de Paris a statué sur une action inédite de l’État français dirigée contre la société Infinite Styles Services Co. Ltd. (ISSL) exploitante de la plateforme de commerce en ligne Shein accessible depuis la France.
Contexte du litige
Fin octobre 2025, concomitamment à son arrivée dans plusieurs enseignes nationales, plusieurs produits manifestement illicites (dont des poupées sexuelles à caractère pédopornographique, des armes de catégorie A, des médicaments interdits de vente en ligne) étaient proposés à la vente, par des vendeurs tiers, sur la marketplace « fr.shein.com », connue du grand public sous la dénomination « Shein ».
L’État français, se fondant sur l’article 6-3 de la LCEN et sur le règlement européen sur les services numériques (DSA), a assigné ISSL et les principaux fournisseurs d’accès à internet devant le Tribunal judiciaire de Paris, statuant selon la procédure accélérée au fond, pour solliciter, à titre principal, le blocage total de la plateforme en France pour une durée de trois mois, sous astreinte de 10.000 euros.
L’État français demandait également à ce qu’à l’issue de ce délai, la levée de cette mesure de blocage ne soit possible que si ISSL justifiait avoir mis en œuvre toutes mesures de nature à prévenir ou faire cesser les dommages occasionnés par les contenus en ligne qu’elle propose dont des mesures efficaces de filtres d’âge, par contrôles et vérifications, et non par simples déclarations des utilisateurs, et des mesures de catégorisation des produits, de façon à empêcher l’accès du public mineurs aux produits pornographiques.
Les parties ont été entendues le 5 décembre 2025.
Lors de l’audience, l’État français a formulé une demande subsidiaire, ne figurant pas dans ses conclusions, à savoir que la mesure de suspension des ventes réalisées par les tiers vendeurs et de toutes ventes de produits « Shein » ne relevant pas du secteur de l’habillement, demeure effective à l’issue du délai de trois mois tant que ISSL n’aura pas justifié des mesures de contrôles et vérifications susvisées.
Rappel du droit
L’article 6-3 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), tel que modifié par la loi SREN du 21 mai 2024 visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, confère au président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, le pouvoir d’ordonner toutes mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.
Les intermédiaires techniques bénéficient d’un régime de responsabilité allégée s’ils n’adoptent pas un rôle actif et s’ils agissent promptement après notification suffisamment précise d’un contenu illicite, conformément à la loi LCEN et à la jurisprudence européenne. Le DSA réaffirme l’absence d’obligation générale de surveillance assortie d’une obligation d’agir promptement après connaissance effective (CJUE 22 juin 2021, aff. jtes C-682/18 et C-683/18; DSA).
Les plateformes de très grande taille sont astreintes à une obligation de diligence dans la détection et le retrait des contenus illicites (articles 16 et 17 du DSA), à la mise en place d’un système interne de gestion des réclamations (article 20), à la publication d’un rapport annuel de transparence sur les mesures de modération (article 42) et une analyse annuelle des risques systémiques liés à la diffusion de contenus illégaux ou dangereux (article 34). Elles encourent des sanctions administratives lourdes en cas de manquement, pouvant atteindre 6 % de leur chiffre d’affaires mondial (article 74 du DSA).
Notamment l’article 28 du DSA impose aux « fournisseurs de plateformes en ligne accessibles aux mineurs [de mettre] en place des mesures appropriées et proportionnées pour garantir un niveau élevé de protection de la vie privée, de sureté et de sécurité des mineurs sur leur service ».
Depuis le 13 décembre 2024, le règlement (UE) 2023/988 relatif à la sécurité générale des produits (GPSR) impose aux fournisseurs de places de marché en ligne de mettre en place des processus internes pour traiter les injonctions et la surveillance, tenir compte des alertes du portail Safety Gate, identifier, retirer ou rendre inaccessibles les offres de produits dangereux, et informer l’autorité ayant notifié dans Safety Gate des mesures prises (art. 22, §3, §6 et §9). Le non-respect de ces mesures est pénalement sanctionnable.
Ce que dit la décision
Le tribunal rejette les fins de non-recevoir soulevées par Shein et confirme que l’État dispose bien d’un intérêt et d’une qualité à agir sur le fondement de l’article 6-3 de la LCEN, dès lors que ce texte ne réserve pas l’action à des autorités spécifiques et vise la prévention ou la cessation de dommages causés par des contenus en ligne portant atteinte à l’ordre public.
Sur le fond, le tribunal reconnaît la gravité objective des contenus litigieux et l’existence d’un dommage caractérisé, notamment au regard de la protection des mineurs, justifiant l’intervention du juge judiciaire en application de l’article 6-3 de la LCEN.
Toutefois, le tribunal rejette toutes les demandes de blocage y compris celles dirigées contre les fournisseurs d’accès à internet en qualité d’intermédiaires techniques.
Après avoir rappelé que « le juge judiciaire, saisi sur le fondement de l’article 6-3 de la LCEN, n’est pas un organe de régulation et de sanction des acteurs du numérique au regard du respect des dispositions tirées du DSA » mais « a pour office la prévention et la cessation de dommages spécifiques, directement causé par un contenu en ligne déterminé », une telle mesure serait « manifestement disproportionnée et porterait une atteinte injustifiée au droit à la liberté d’entreprendre (…) » dès lors où « seuls certains produits de la marketplace ont été identifiés (…) comme étant manifestement illicites et dommageables (…) que les produits identifiés ont tous été retirés par la société ISSL, outre que cette dernière a pris l’initiative de suspendre l’intégralité de sa marketplace, ne laissant à la vente que les objets vestimentaires ».
En revanche, le tribunal fait droit à la demande subsidiaire de l’État sur un point précis et essentiel pour le droit de la consommation numérique : il est fait injonction à ISSL de ne pas rétablir la vente de produits sexuels pouvant présenter un caractère pornographique sans la mise en place de véritables mesures de vérification de l’âge, autres qu’une simple déclaration de majorité. Cette injonction est assortie d’une astreinte provisoire de 10 000 € par infraction constatée, applicable pendant une durée maximale de 12 mois.
Le juge considère en effet que le simple « click » déclaratif est insuffisant au regard des exigences de protection des mineurs, l’exposition de mineurs à des contenus pornographiques constitue un dommage grave et certain, et que l’article 28 du DSA impose aux plateformes accessibles aux mineurs un niveau élevé de protection.
Pour le tribunal « l’intérêt supérieur de l’enfant peut justifier qu’il soit porté atteinte à d’autres droits comme la liberté d’expression et de communication, ou la liberté d’entreprendre ».
Ce qu’il faut retenir de la décision
Cette décision, particulièrement motivée, est fondée en droit. Le juge saisi reste dans son pouvoir qui est de prévenir et faire cesser un dommage. Dès lors où ISSL avait retiré les produits illicites de la vente et suspendu l’intégralité de sa marketplace pour tous les produits autres que des articles vestimentaires, le juge pouvait difficilement statuer différemment.
Elle illustre un équilibre pragmatique entre la protection des consommateurs (en particulier des mineurs) et la préservation de la liberté d’entreprendre des plateformes de e-commerce.
Elle confirme enfin que, même en l’absence de blocage global, les plateformes sont tenues de mettre en œuvre des mécanismes techniques robustes de vérification de l’âge, sous le contrôle du juge judiciaire, indépendamment des procédures administratives prévues par le DSA.
Pour les juristes, un autre point intéressant à relever. ISSL soutenait que les demandes présentées à l’audience par l’Etat français, qui ne figuraient pas dans ses dernières conclusions, étaient irrecevables en application de l’article 446-2-1 du code de procédure civile (issu du décret n°2025-619 du 8 juillet 2025 et entrée en vigueur le 1er septembre 2025), le Tribunal ne devant statuer « que sur les dernières conclusions déposées ».
Rappelant que la procédure accélérée au fond est « une procédure orale », le Tribunal rejette l’argument au motif que « cette disposition, qui a vocation à clarifier en procédure orale les règles formelles applicables aux conclusions, n’interdit pas aux parties de faire évoluer leurs prétentions à l’audience, en présentant oralement des demandes nouvelles ou modificatives, sous réserve du respect du principe de la contradiction » et précise qu’ « une interprétation contraire reviendrait à priver totalement la procédure de son caractère oral, modification qui ne résulte pas du décret du 8 juillet 2025 ».
Décision : TJ Paris, 19 décembre 2025, État français c/ Infinite Styles Services Co. Ltd.
Céline Cuvelier
Avocat BCUBE