Protection sociale complémentaire – Inapplicabilité du délai butoir à l’action du salarié portant sur son affiliation à un régime de retraite complémentaire – Commentaire par Deborah Fallik Maymard

Document: La Semaine Juridique Social n° 23, 11 Juin 2019, 1174

Le délai de prescription de l’action fondée sur l’obligation pour l’employeur d’affilier son personnel à un régime de retraite complémentaire et de régler les cotisations qui en découlent ne court qu’à compter de la liquidation par le salarié de ses droits à la retraite, jour où le salarié titulaire de la créance a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son action, sans que puissent y faire obstacle les dispositions de l’article 2232 du Code civil.

La Cour de cassation, par cette position nouvelle, décide d’écarter le délai butoir défini par l’article 2232 du Code civil, applicable aux prescriptions.

Désormais, les employeurs devront être particulièrement vigilants au regard de leurs obligations d’affiliation de leurs salariés, surtout détachés, aux régimes de retraite complémentaire obligatoires, l’argument lié au délai butoir étant, de fait, neutralisé si le salarié engage son action dans les 5 années qui suivent la liquidation de ses droits.

Cass. soc., 3 avr. 2019, n° 17-15.568, FP-P+B : JurisData n° 2019-004982

 

LA COUR – (…)

  • Attendu selon l’arrêt attaqué, qu’engagé le 16 mars 1976 par la société Dumez Bâtiment aux droits de laquelle vient la société Vinci constructions grands projets, (la société Vinci), M. Y… a occupé à compter de 1979 un poste de géomètre-topographe avec des missions à l’étranger et a été affilié en ce qui concerne le régime de retraite, au régime de base de la Caisse de retraite des expatriés ; que lors de la liquidation de ses droits à la retraite le 1er juillet 2012, considérant qu’à l’occasion de ses missions d’expatrié certains trimestres n’avaient pas été validés et que l’employeur aurait dû l’affilier à l’AGIRC, il a sollicité le 5 décembre 2013 devant la juridiction prud’homale la condamnation de la société Vinci à lui payer diverses sommes en réparation du préjudice résultant de l’absence d’affiliation au régime général et au régime AGIRC durant son expatriation ;

Sur le premier moyen :

  • Attendu qu’il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le moyen annexé qui n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;

Mais sur le second moyen :

Vu l’article 2224 du Code civil, ensemble l’article 2232 du même code interprété à la lumière de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

  • Attendu qu’en application du premier de ces textes, le délai de prescription de l’action fondée sur l’obligation pour l’employeur d’affilier son personnel à un régime de retraite complémentaire et de régler les cotisations qui en découlent ne court qu’à compter de la liquidation par le salarié de ses droits à la retraite, jour où le salarié titulaire de la créance à ce titre a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son action, sans que puissent y faire obstacle les dispositions de l’article 2232 du Code civil ;

 

  • Attendu que pour dire l’action du salarié irrecevable comme prescrite, l’arrêt retient que le délai d’action de cinq ans, dont le point de départ est variable puisqu’il ne commence à courir que du jour de la connaissance de son droit par celui qui en est titulaire, et qui est quant à lui susceptible de report, de suspension ou d’interruption dans les conditions prévues aux articles 2233 et suivants et 2240 et suivants du Code civil, est lui-même enserré dans le délai butoir de vingt ans, qui commence à courir du jour de la naissance du droit, que le titulaire de ce droit l’ait ou non connu, et qui est quant à lui non susceptible de report, de suspension ou d’interruption, sauf les cas limitativement énumérés au deuxième alinéa de l’article 2232 du Code civil, qu’il convient de constater que le salarié a engagé son action le 5 décembre 2013 pour faire reconnaître des droits nés sur la période de janvier 1977 à juillet 1986, qui ont été couverts par la prescription extinctive au plus tard le 1er août 2006 ;

Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

Par ces motifs :

  • Casse et annule, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 30 janvier 2017, entre les parties, par la cour d’appel de Limoges ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Poitiers (…)

 

Note :

Le contexte et les faits de l’arrêt. – L’employeur doit affilier les salariés qu’il a recrutés, tant au régime de retraite de base de sécurité sociale qu’aux régimes de retraite complémentaire obligatoire. Au regard de l’accroissement, tant de la longévité que de la durée du travail des actifs, cette affiliation est nécessaire pour permettre aux salariés de bénéficier d’une pension vieillesse de sécurité sociale et, le cas échéant, d’une pension de retraite complémentaire obligatoire (AGIRC/ ARRCO).

Dans la décision rendue, un salarié avait accompli des missions à l’étranger durant sa carrière professionnelle. À cette occasion, son employeur n’avait pas procédé à son affiliation au titre du régime de retraite complémentaire obligatoire des cadres (AGIRC) durant certains trimestres et le salarié s’en était aperçu lors de la liquidation de ses droits à retraite. Il avait alors saisi le conseil de prud’hommes afin d’obtenir la réparation de son préjudice lié à cette absence d’affiliation.

La question posée par l’arrêt ne porte pas sur l’existence de l’obligation d’affiliation mais sur le point de départ du délai de prescription dont disposait le salarié pour engager son action et, surtout, sur la délimitation des années de cotisation au titre desquelles il pouvait obtenir réparation. En effet, les trimestres litigieux qui n’avaient fait l’objet d’aucune affiliation à l’AGIRC étaient compris dans une période courant de janvier 1977 à juillet 1986, sachant que le salarié a engagé son action le 5 décembre 2013. La période de non-affiliation contestée remontait entre 27 et 36 ans avant l’action engagée.

En principe, il ressort de l’article 2224 du Code civil que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Toutefois, afin d’apporter un garde-fou, l’article 2232 du Code civil, institué par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, définit un délai butoir et précise que, sauf exception visée par ce même article, « le report du point de départ, la suspension ou l’interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit ». Cet article limite la portée du report du point de départ de la prescription. Ainsi, en application de cette disposition, la cour d’appel avait débouté le salarié en déclarant son action prescrite puisque, par définition, l’action intentée portait sur une période d’affiliation antérieure de plus de 20 ans au jour de l’introduction de l’action.

La solution rendue. – La Cour de cassation a écarté l’application de l’article 2232 du Code civil. En effet, interprétant les articles 2224 et 2232 du Code civil à la lumière de l’article 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales portant sur le droit de bénéficier d’un procès équitable, elle a précisé que :

– le délai de prescription de l’action fondée sur l’obligation pour l’employeur d’affilier son personnel à un régime de retraite complémentaire et de régler les cotisations qui en découlent ne court qu’à compter de la liquidation par le salarié de ses droits à la retraite, jour où le salarié titulaire de la créance à ce titre a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son action ;

– sans que puissent y faire obstacle les dispositions de l’article 2232 du Code civil.

C’est la première fois que la Cour de cassation décide d’écarter l’application du délai butoir dans une telle situation. Elle avait déjà rappelé que le délai de prescription des actions des salariés portant sur des défauts d’affiliation à un régime de retraite courait à compter du jour où le titulaire a connu ou aurait dû connaître ses droits, c’est-à-dire au moment de la liquidation de la retraite (Cass. soc., 11 juill. 2018, n° 17-12.605 : JurisData n° 2018-012338 ; JCP S 2018, 1309, note N. Jean-Marie et Ch. Moreau). Dans cette décision, la Cour considérait que la prescription applicable était la prescription de droit commun visée par l’ancien article 2262 du Code civil alors applicable, prescription trentenaire avant la réforme de 2008. Mais jusqu’alors, ne s’était pas posée à la Cour la question de l’application du délai butoir.

En outre, concernant la durée de prescription, la Cour de cassation n’applique toujours pas les dispositions issues de l’article L. 1471-1 du Code du travail prévoyant une prescription biennale des actions portant sur l’exécution du contrat de travail.

Même si la Cour de cassation a assoupli la possibilité pour les salariés de saisir le conseil de prud’hommes, l’action des salariés doit être engagée dans les 5 années qui suivent le fait générateur, à savoir la liquidation de la retraite. Au-delà, les actions seraient éteintes (car prescrites).

La portée de l’arrêt. – Il s’agit d’une solution innovante puisque l’AGIRC avait, de son côté, dans une circulaire, conclu que le délai butoir visé par l’article 2232 du Code civil était applicable et courait à compter de « la date du paiement des salaires, fait générateur du droit à perception de la cotisation » (Circ. n° ARRCO/AGIRC 2008-DRE, 15 déc. 2008). Ce délai butoir, créé par la loi du 17 juin 2008, reposait sur un impératif de sécurité juridique qu’on devine aisément et qui venait contrebalancer les points de départ de prescription flottants. La vigilance est donc de mise, particulièrement lors des détachements de salariés à l’étranger lorsque l’employeur reste tenu d’affilier le salarié au régime de base de sécurité sociale et aux régimes de retraite complémentaire obligatoires. Reste désormais à savoir dans quelle autre hypothèse, en droit du travail et, au-delà, en droit civil, la Cour de cassation décidera d’écarter l’application du délai butoir.

Textes : C. civ., art. 2224 et 2232

Encyclopédies : Protection sociale Traité, fasc. 812, par Pierre Chaperon et Flora Gruau

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