Témoignages anonymes et droits de la défense du salarié : le point avec Déborah Fallik, avocate. Interview de Sandra Laporte à retrouver dans le magazine Liaisons Sociales Quotidien du 25 octobre 2018.

Dans un arrêt du 4 juillet 2018*, la chambre sociale de la Cour de cassation a précisé que le juge prud’homal ne peut se fonder uniquement sur des témoignages anonymes recueillis à l’encontre d’un salarié pour juger son licenciement justifié. Si la décision se prononce essentiellement sur l’office du juge prud’homal, elle emporte néanmoins des conséquences dans la mise en œuvre du pouvoir disciplinaire de l’employeur, notamment lors de la réalisation d’enquêtes internes. Déborah Fallik, avocate associée au sein du cabinet Redlink, revient en détail sur les implications concrètes de cette solution.

La solution posée par l’arrêt du 4 juillet est-elle une surprise pour les avocats ?

La Cour de cassation a rappelé, au visa de l’article 6 § 1 et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, que le juge, pour apprécier le caractère réel et sérieux d’un licenciement, ne peut fonder sa décision « uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes ».

Il ne s’agit pas d’une solution surprenante puisqu’elle avait été d’ores et déjà adoptée en droit pénal, d’une part, par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 20 novembre 1989, Kotovski c/Pays-Bas, n° 11454/85) et, d’autre part, par la chambre criminelle de la Cour de cassation. À ce titre, la chambre criminelle a jugé que lorsque l’accusation repose uniquement sur des dépositions de témoins, il est nécessaire que la personne poursuivie ait eu la possibilité de les interroger à un moment quelconque de la procédure (Cass. crim., 12 janvier 1989, n° 88-81.592).

La décision rendue par la chambre sociale s’inscrit dans ce courant jurisprudentiel qui place au cœur de la procédure le respect du principe du contradictoire.

Toute production de témoignages anonymes est-elle dorénavant proscrite devant le juge prud’homal?

L’arrêt rendu par la chambre sociale n’interdit pas, par principe, la production de témoignages anonymes devant le juge prud’homal mais en limite la portée : ainsi le juge ne peut pas fonder sa décision « uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes ». Si l’employeur dispose d’autres éléments pour justifier le licenciement ou la sanction disciplinaire envisagée, tels que des preuves écrites susceptibles de faire l’objet d’un examen contradictoire, la sanction disciplinaire prononcée, fondée en partie et de façon non déterminante sur des témoignages anonymes, serait validée.

Bien évidemment, en l’absence d’éléments probatoires autres que des témoignages anonymes, ces derniers ne pourront pas justifier valablement le prononcé d’un licenciement.

Quelles précautions l’employeur doit-il prendre lors de la réalisation d’un rapport d’enquête interne consécutif au signalement de comportements fautifs?

Idéalement, comme cela existe notamment dans certaines PME, dans des grandes entreprises ou des filiales de groupes internationaux, l’employeur doit mettre en place une procédure encadrant la réalisation de ces enquêtes internes. Lorsque ces dernières sont notamment la conséquence de la dénonciation de faits de harcèlement ou de discrimination, les représentants du personnel doivent également, s’ils existent, être associés à cette enquête.

Dans des structures de plus petite taille ou dépourvues de représentants du personnel, l’employeur devra définir uni- latéralement la procédure d’enquête et veiller à entendre un panel de témoins relativement large, sans exclure, bien évidemment, la « potentielle» victime et « le potentiel» auteur des agissements dénoncés.

Il serait évidemment beaucoup plus prudent, à la lumière de la décision rendue par la Cour de cassation, de recueillir des témoignages désignant expressément le nom de leur auteur. Ce qui, en pratique, est d’ores et déjà le cas dans beaucoup de situations. Il pourra s’agir d’attestations au sens de l’article 202 du Code de procédure civile, mais la plupart du temps, l’enquête prendra la forme d’un questionnaire remis à un panel d’intéressés dont les réponses seront recueillies par écrit et/ou oralement.

La levée de l’anonymat ne risque-t-elle pas de décourager les salariés de dénoncer certains agissements, notamment en cas de harcèlement ou de discrimination?

Les procédures d’enquête interne imposent un formalisme qui peut effective- ment, d’un point de vue pratique, limiter la parole ou décourager les personnes interrogées à faire état de ce qu’elles ont vu ou entendu. Néanmoins, ces procédures doivent, en principe, être gardiennes du respect du principe contradictoire et de la présomption d’innocence.

Les procédures et/ou enquêtes internes existantes dans bon nombre d’entreprises actuellement ne requièrent pas l’anonymat des personnes interrogées. Il est évident qu’il semble plus aisé de témoigner anonymement que de signer un témoignage susceptible de dénoncer des faits de harcèle- ment ou de discrimination.

Toutefois, la Cour de cassation a sur- tout voulu préserver le principe du contradictoire et éviter les dérives afférentes à la production de témoignages anonymes dont on pourrait également douter qu’ils émanent de salariés de l’entreprise. En effet, la personne prétendument « auteur » des agissements reprochés doit pouvoir bénéficier de droits et ne pas faire l’objet d’un licenciement injustifié.

Durant la phase disciplinaire, l’employeur doit-il communiquer le rapport d’enquête au salarié lors de l’entretien préalable et doit-il, à ce stade, révéler l’identité des témoins?

Au sein de sa décision, la Cour de cassation ne répond pas à cette question et apprécie la recevabilité de la preuve dans le cadre du procès prud’homal.

Le Code du travail impose de convoquer, notamment avant de prononcer une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement, le salarié à un entretien préalable (C. trav., art. L. 1232-3). Pour autant, la réglementation n’impose pas de communiquer au salarié convoqué les éléments illustrant les griefs retenus contre lui puisque l’employeur est seulement tenu d’exposer les griefs et d’entendre ses observations.

En revanche, un parallèle doit nécessairement être fait avec le principe selon lequel les moyens de preuve obtenus par l’employeur doivent être licites et plus précisément, les récentes positions de la Cour de cassation adoptées concernant la mise en place d’audit servant de base au prononcé d’une sanction disciplinaire. Ainsi, lorsque l’employeur décide d’organiser un audit destiné à examiner les fonctions d’un salarié, il ne doit pas tenir le salarié à l’écart de la procédure d’audit et doit recueillir les observations du salarié sur les conclusions définitives rendues (Cass. soc., 28 février 2018, n° 16-19.934). En clair, le salarié doit avoir été en mesure de présenter utilement sa défense.

De la même manière, dans un autre contexte, lorsqu’un employeur sollicite l’autorisation de l’inspection du travail afin de licencier un salarié protégé, le Conseil d’État a rappelé que le principe du contradictoire de l’enquête impose à l’administration d’informer le salarié concerné de façon suffisamment circonstanciée des agissements qui lui sont reprochés. Cette information implique que le salarié protégé puisse être mis à même de prendre connaissance de l’ensemble des pièces produites par l’employeur à l’appui de sa demande, notamment des témoignages et attestations (CE, 12 octobre 2006, n° 286728). En revanche, lorsque l’accès à ces témoignages et attestations serait de nature à porter gravement préjudice à leurs auteurs (notamment lorsque des salariés témoignent sur les agissements de leur supérieur hiérarchique), l’inspecteur du travail doit se limiter à informer le salarié protégé, de façon suffisamment circonstanciée, de leur teneur sans nécessairement indiquer le nom de leurs auteurs (CE, 24 novembre 2006, n° 284208 ; CE, 19 juillet 2017, n° 389635).

En synthèse, s’il n’existe pas d’obligation de remettre au salarié objet de l’enquête interne les témoignages recueillis contre lui ainsi que de lui indiquer l’identité des auteurs de ces témoignages, l’employeur devra, au plus tard, au stade de l’entretien préalable, indiquer au salarié, a minima et de façon circonstanciée, la teneur des témoignages recueillis afin que le salarié puisse exposer sa défense. Pour ce qui concerne l’identité des salariés ayant témoigné, si cette dernière n’est pas révélée avant le licenciement, elle le sera nécessairement postérieure- ment, devant le juge prud’homal, en cas de contentieux, à moins que l’employeur dispose d’éléments de preuve objectifs, autres que des témoignages, pour justifier sa décision. ■

* Cass. soc., 4 juillet 2018, n° 17-18.241 FS-PB ; v. le dossier jurisprudence théma

-Lic. perso.- n° 143/2018 du 6 août 2018

Article paru dans Liaisons sociales quotidien et sur actualitesdudroit.fr.